actions "de résistance" des milices serbes en Croatie et en Bosnie-Herzégovine auraient fait écho à la résistance désespérée du peuple serbe lors du génocide organisé par Zagreb entre 1941 et 1944, après que les Croates aient été associés à la "race supérieure " par l'Allemagne nazie.
Enfin, le réveil des sentiments nationalistes s'accompagne aussi d'antagonismes entre communautés religieuses. Encore une fois, le recours permanent au passé est marquant. Les orthodoxes serbes reprochent aux musulmans bosniaques et albanais d'être les héritiers de l'empire ottoman. Cette Eglise orthodoxe, restaurée comme appendice de l'Etat, a joué un rôle décisif dans la formation de la nation serbe. Elle a été le ciment et le véhicule de la conscience serbe. Elle a été la pensée qui a armé le bras d'une longue et perpétuelle croisade contre l'envahisseur infidèle. Cause ou effet ? Chez nous, à l'évidence des graffiti placardés sur les murs mitoyens du campus, c'est le motif religieux qui est pour certains un moteur de la haine… Les Albanais que nous avons rencontrés ne font pas cette distinction religieuse entre eux… Les Serbes oui… Pourquoi ?
Pour C. Becker (
Everyman his own Historian, 1935, p.169-170.) : " chaque siècle réinterprète le passé de manière que celui-ci serve à ses propres fins…Le passé est un genre d'écran sur lequel chaque génération projette sa vision de l'avenir ". Dans ce contexte des restructurations nationales et des changements économiques qui touchent particulièrement les pays anciennement soumis à la férule des régimes communistes forts, l'extraction du passé a pour but évident d'infuser des contenus idéologiques à l'âme des nationalismes intransigeants.
L'historiographie nationaliste, qui apparaît comme une composante de la mémoire collective des peuples balkaniques, nous semble essentiellement mythique, déformée, anachronique. Mais elle est le vécu de ce rapport jamais fini entre le présent et le passé. Le "présentisme", c'est à dire l'influence déformante du présent sur la lecture du passé, représente-t-il un danger ? Relativement à un souci d'objectivité, on peut affirmer que les conséquences en sont néfastes. En obéissant à des intérêts individuels ou collectifs, en se mettant au service de l'autorité, en étant présentée comme un enjeu ou manipulée comme un outil du pouvoir, en autorisant des manipulations conscientes ou inconscientes, la mémoire procède d'une déviation perverse de l'histoire ; et elle la reproduit… Car l'histoire montre aussi quelquefois une face sinistre et sombre quand elle devient l'arsenal où les velléités guerrières activées par les nationalismes trouvent leurs armes. Paul Valéry déclare à ce propos que "l'histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l'intellect ait élaboré… L'histoire justifie tout ce que l'on veut". Au regard des événements, pour renverser le sens antiphrastique de la remarque de Valéry, il semble évident que l'histoire explique de fait beaucoup de choses… mais surtout qu'elle ne justifie rien… Les hommes construisent et reconstruisent leur passé, dans la mesure où le passé est saisi dans le présent et répond à ses intérêts. Ce n'est pas seulement inévitable mais légitime. Comment en serait-il autrement ? Il faudrait que les morts écrivent l'histoire ou que les pierres crient comme dit l'Evangile…
Puisque l'histoire est durée, le passé est à la fois passé et présent. La question du Kosovo n'est donc pas une simple question d'actualité. Elle révèle un problème qui n'a jamais trouvé de solution définitive et qui plonge ses racines dans les mécanismes de la mémoire des peuples et qui est activée par l'utilisation qu'on fait de l'histoire. Sans doute répond-elle à une attente des populations découragées par les difficultés quotidiennes, repliées dans un mouvement d'angoisse sur les racines de leur identité, selon un processus collectif comparable au processus individuel que la psychanalyse décrit en termes de régression. Jacques le Goff nous rappelait que "L'histoire doit éclairer la mémoire et l'aider à rectifier ses erreurs". Ce n'est pas, à l'évidence des réactions qui se font entendre à ce jour, la seule fonction que nous lui avons dévolue, ou que nous sommes tangiblement prêts à défendre… Question de déontologie… On ne fera pas la paix sans avoir répondu à certaines questions… Et on n'y a certainement pas répondu avec des bombes…
A l'évidence, toute mémoire, serbe ou albanaise, opère un choix. Ne faut-il pas dans le fond discuter la valeur d'argument de ce choix, outre le peu d'objectivité dont il fait inévitablement la preuve ? Ne faut-il pas remonter au besoin même de ce choix, à la carence identitaire dont il est l'évidente manifestation ? Cette carence ne désigne-t-elle pas aussi le produit d'une certaine histoire ? Le passé coupable et le présent frustré sont aujourd'hui associés  dans le regard porté sur  l'autre, sur le voisin, sur l'ami, sur le frère…dans les regards croisés…

Naima Arais 
Bruno Carbonari

Pour approfondir le sujet :

  • Jacques LE GOFF, Histoire et mémoire, Paris, Folio histoire, 1998
  • Guy BOURDE et Hervé MARTIN, Les écoles historiques, Paris, le Seuil, coll. « Points histoire », 1997

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